Gestion de crise : le chef est-il toujours un homme seul ?

La "solitude du commandement"  est un vieil adage militaire qui illustre bien la situation inconfortable d’un chef à l’heure de choix graves, en situation de conflit ou de danger imminent.   Il en va de même dans le monde de l’entreprise pour le décideur en situation de crise, confronté aux mêmes nécessités, obligations, et contraintes.Gestion de criseToute décision implique l’existence d’un décideur, unique et responsable

Etymologiquement parlant, le mot "crise" est lié à la nécessité de "faire un choix" et de "décider". De fait, la prise de décision(s) est au cœur de la gestion de crise.  Décider en crise, c’est faire des choix dont on n’est pas sûr qu’ils soient les meilleurs, ou même seulement qu’ils vont être couronnés de succès. Ces choix comportent donc une part de risques qui sont acceptés et qu’il faudra assumer en cas d’échec ou de conséquences malheureuses. C’est ensuite faire appliquer les décisions prises malgré les difficultés qui se présentent, en manifestant de la volonté, de la ténacité, de l’engagement personnel, de la confiance en soi, et en suscitant la confiance autour de soi. 
 
Pour assumer les responsabilités et incarner la volonté d’agir, il faut un décideur identifié et unique. Unique, parce que la pluralité des décideurs, en particulier dans le cas d’une décision collégiale, entraîne une dilution de la responsabilité et, souvent, un affaiblissement de la volonté affichée qui est nuisible à l’exécution des décisions prises. Le décideur doit faire passer le message suivant : "Voici la décision que j’ai prise et qui me semble la meilleure, je ferai tout pour qu’elle soit menée à bien, avec votre concours, j’assumerai personnellement les conséquences des choix faits".
 
Corollaire de ce constat, le décideur ne peut être une machine, aussi intelligente soit-elle ! En effet, en cas d’échec d’une décision prise par une machine, qui portera la responsabilité ? l’utilisateur ? l’entreprise qui a décidé du choix du système et rédigé les spécifications ? le constructeur -éditeur- ? 
 
Décideur unique ne signifie pas qu’il agit seul
 
Pour "construire" sa décision, le décideur doit exploiter au mieux tous les moyens et toutes les données qui sont accessibles, exploitables et pertinentes. Il les obtiendra essentiellement par des moyens humains, sous la forme d’avis émanant d’un  "premier cercle", et de propositions préparées par une cellule spécialisée.
 
Le premier cercle regroupe des collaborateurs habituels du décideur, d’un niveau de responsabilités proche, qui vont émettre des avis sur les décisions à prendre. Leur action s’inscrit dans la tradition du "Conseil du Roi" et des conseils de guerre
*Ne pas confondre avec la notion de tribunal militaire  qui réunissaient grands barons et commandeurs à la veille des grands évènements et des batailles.  Aujourd’hui, on parlera plutôt de membres du COMEX ou du CODIR…

De leur côté, les cellules spécialisées ont pour fonction de préparer la décision puis d’en piloter l’application. Dans le monde militaire, c’est la mission des Etats-majors, pour l’entreprise, ce sont les cellules de crise qui œuvrent. Pour présenter à la décision du décideur des solutions satisfaisantes, ces cellules effectuent le travail de collecte et de vérification des informations. Ensuite, avec l’appui des experts des métiers, elles identifient les différentes solutions envisageables, dont une analyse comparative permet de retenir les "meilleures". Celles-ci sont alors soumises avec leurs avantages et inconvénients au décideur, parfois assorties d’un ordre de préférence.
 
Pour mener à bien ce processus, dans des délais contraints et un contexte stressant, les cellules de crises utilisent des méthodes
 *Outil de prédilection des Etats-majors militaires, la "Méthode de l’Ecole de Guerre" est passée dans le monde civil après avoir été revisitée par les universités américaines et adaptée à l’exercice du management  de raisonnement et appliquent des protocoles de travail, basés sur la répartition des tâches, la discipline des échanges, le respect d’un rythme 
 *Le "battle rythm" des Etats-majors otaniens  d’activité. En particulier, les "temps morts" destinés à faire le point, partager une vision commune de la crise et recentrer les actions à réaliser, ne sont pas du temps perdu et doivent être préservés.

Les acteurs utilisent de plus en plus d’outils informatiques. Jusqu’à présent, il s’agit essentiellement de l’informatisation des processus méthodologiques et d’aides au fonctionnement de la cellule de crise. Mais l’essor spectaculaire de l’Intelligence Artificielle ouvre des perspectives intéressantes pour la préparation de la décision. Déjà aujourd’hui, il est possible d’accéder à des quantités faramineuses de données, à les "digérer" et les présenter sous forme exploitable. A moyen terme, la machine aura la capacité d’élaborer des solutions de gestion de la crise, à en évaluer les probabilités de succès et à les classer par ordre de préférence, selon des critères qui lui auront été définis. *il faudra que les utilisateurs en maîtrisent non seulement le mode d’emploi mais aussi la "philosophie" et les limites afin d’éviter de fâcheux contresens.
 
Cela ne s’improvise pas
 
L’efficacité du système "décideur-premier cercle-cellule de crise-outils" ne s’improvise pas, surtout dans le stress d’une crise, mais s’acquiert par la formation, l’entraînement et les exercices. C’est la responsabilité du directeur général de veiller à la bonne préparation des acteurs, décideur et cellule de crise, en particulier de s’assurer de leurs capacités à travailler en équipe, à supporter le stress, et à utiliser de façon optimale les outils dont ils disposent.

Aussi bien entouré et équipé qu’il soit, le décideur, militaire ou manager, reste néanmoins un homme seul au moment des grandes décisions. Il a tout intérêt à se préparer à cette "mission" aussi noble qu’exigeante et à s’assurer que toutes les aides à la décision sur lesquelles il compte s’appuyer le moment venu sont elles aussi bien préparées.
 

Pierre Martinez,

Associate partner de la practice Cybersécurité chez Magellan Consulting,

Amiral (2S) et ancien commandant des COS -Commandement des opérations spéciales = forces spéciales françaises-

Le 15 septembre 2019