Pour les pays d’Afrique francophone et en particulier en République centrafricaine, les indépendances vont s’opérer sous l’étroite supervision de la France avec l’intervention en coulisses de Jacques Foccart, Secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines et malgaches. Abel Goumba qui assure l’intérim depuis la mort de Barthélemy Boganda le 29 Mars 1959 est farouchement combattu par l'administration coloniale et écarté de la présidence au profit du Ministre de l'Intérieur David Dacko qui est propulsé le 30 avril 1959 à la présidence de la République. Le ton à l’égard de la France dans le discours de politique générale du jeune président Dacko est bienveillant. Celui-ci souligne la nécessité d’africaniser l’encadrement administratif mais "en laissant aux métropolitains leur rôle de techniciens". La proclamation de l’indépendante s’accompagne de surcroît par les accords de coopération et de défense signés le 13 août 1960, qui laissent une place très privilégiée à la France à Bangui, Brazzaville et Ndjamena.
Dès la proclamation de son indépendance, l’URSS reconnaît officiellement la jeune République centrafricaine. Le 7 décembre 1960, le Président Dacko établit des relations diplomatiques avec l’URSS et y nomme comme premier ambassadeur de RCA Auguste Mboe. Cependant, dans un contexte de guerre froide, Jacques Foccart s’attèle à barrer la route de l'Afrique francophone au communisme. Il faut attendre l’année 1964 pour que David Dacko, décomplexé par la reconnaissance de la Chine Populaire par le général de Gaulle le 27 janvier 1964 n’entame un rapprochement discret avec Moscou et Pékin. La jeune RCA fait alors face à d’importantes difficultés financières et pour tenter de renflouer les caisses, les autorités espèrent une assistance financière de l’URSS et de la République populaire de Chine -RPC-.
En août 1964, une mission de bonne volonté à Moscou est menée par Ferdinand Bassamoungou, président du Conseil Economique et Social. Dans la foulée, le chargé d’affaires Alexander Chetchkov arrive à Bangui le 28 novembre 1964 pour y établir une mission diplomatique et Maxim Kutchmin est nommé premier ambassadeur soviétique en RCA.
Le 15 mars 1965, un premier accord de coopération culturelle et scientifique RCA-URSS est signé prévoyant des échanges d’information sur plan scientifique et l’attribution de bourses à des étudiants centrafricains. Cette diversification des relations diplomatiques est alors fortement soutenue par de jeunes "panafricanistes" alors dénommés "progressistes" comme Ferdinand Bassamoungou ou le Secrétaire Général du Gouvernement Nestor Kombot-Naguémon. Paris qui n’approuve pas ce rapprochement avec l’URSS et la RPC a en plus le sentiment que le Président Dacko est débordé par les "progressistes" de son entourage qu’il est tenté d’écouter et qui le poussent pour accentuer la relation avec le bloc de l’Est.
Le 31 décembre 1965, lors du coup d’Etat de la Saint-Sylvestre, Paris laisse faire sans intervenir… Dès le lendemain du putsch, Jacques Foccart explique au général De Gaulle que Bokassa est un officier qu’il "connaît bien, très francophile" et le rassure afin que celui-adoube le nouvel homme fort de Bangui…
Le nouveau régime ne rompt pas pour autant ses relations avec Moscou qui nomme Dimitry Zelenov en 1968 en qualité d’ambassadeur d’URSS en RCA. Bokassa se rapproche même de l’Union Soviétique à la fin des années 1960. Du 14 au 21 août 1969, Bokassa se rend discrètement à Brazzaville, où le commandant Marien Ngouabi est au pouvoir depuis quelques mois appliquant au Congo le modèle soviétique. A la suite de cette visite durant laquelle Bokassa fait l’éloge du "socialisme scientifique", celui-ci adresse une lettre explicite au président français Pompidou demandant le départ du détachement militaire stationné à Bangui.
Le 17 septembre 1969, lors d’un remaniement ministériel, Nestor Kombot-Naguémon est nommé ministre des affaires étrangères. Les échanges avec les pays du pacte de Varsovie et l’URSS vont alors s’intensifier sous l’impulsion de ce nouveau Ministre résolument tourné vers l’Est.
Le 15 décembre 1969, Kombot-Naguémon dirige une délégation centrafricaine qui s’envole pour Moscou pour engager une discussion avec divers experts de la coopération économique soviétique. Au cours de cette visite, la partie centrafricaine propose aux soviétiques l’établissement d’une convention de défense militaire et un accord commercial est signé le 19 décembre 1969. Ange-Félix Patassé qui est nommé Ministre d’Etat chargé de l’agriculture le 4 février 1970, lui aussi considéré comme un leader progressiste, se rend à Moscou pour accroître la coopération avec l’URSS dans son domaine. C’est ainsi qu’en mars 1970 une délégation soviétique vient à Bangui et annonce la livraison prochaine de machines agricoles pour la récolte du coton et d’avions Antonov. A l’enthousiasme de certains, d’autres membres de l’exécutif restent méfiants à l’égard du rapprochement avec l’Union soviétique. Certains imputent à l’URSS une grève qui survient lycée de Bambari à cause de la propagande de trois professeurs russes affectés à cet établissement.
En avril 1970, Bokassa qui est d’un tempérament direct se prononce d’ailleurs contre l’action de l’ambassade soviétique qui distribue depuis quelques mois des livres de propagande et des projette de films historiques vantant la grande révolution d’octobre 1917 ou célébrant le centième anniversaire de la naissance de Lénine.
Jean-Bedel Bokassa avec Alexeï Kossyguine président du conseil des ministres, à Moscou en Juillet 1970, au fond le docteur Georges Pinerd, Victor Teteya et Joseph Potolot
Le 30 juin 1970, Bokassa qui répond à une invitation du Kremlin se rend à Moscou avec une délégation composée notamment de plusieurs Ministres - notamment Nestor Kombot-Naguémon, Ange-Félix Patassé, Bernard-Christian Ayandho, Jean-Marie Wallot, Henri-Paul Boundio et Marie-Joseph Franck- où il rejoint le nouvel ambassadeur de RCA en URSS Joseph Mamadou. Le journal La Pravda qui commente l’évènement insiste alors sur la détermination soviétique d’aider la Centrafrique à "parfaire son indépendance politique, culturelle et économique." La partie centrafricaine espère beaucoup de cette visite, en particulier la construction d’un chemin de fer, d’une cimenterie, d’un stade et l’exploitation des gisements de cuivre situés dans le prolongement de ceux du sud-Darfour. La délégation visite ainsi du 1er au 11 juillet 1970 les villes de Moscou, Leningrad, Volgograd, Kiev et la Crimée.
Bokassa et sa délégation Henri-Paul Boundio, ministre délégué à la présidence, chargé du secrétariat général du gouvernement et le docteur Georges Pinerd
en juillet 1970 à Leningrad devant la statue de bronze de Pierre Le Grand
Au cours des discussions retranscrites dans le journal russe La Pravda, le président du præsidium du Soviet suprême Nikolaï Podgorny évoque "les sacrifices et les souffrances du peuple de RCA et d’autres peuples d’Afrique pour leur liberté et leur indépendance" et fustige "l’attitude des colonialistes qui font tout leur possible pour conserver le contrôle de l’économie des pays indépendants et les isoler des Etats socialistes." Il souligne le nombre croissant de spécialistes soviétiques travaillant en RCA, celui des étudiants centrafricains en URSS et l’ouverture de la ligne aérienne Moscou-Bangui. Un accord de coopération économique et technique est conclu entre la RCA et l’URSS dans le cadre de cette visite. Le journal du MESAN "Terre Africaine" se consacre entièrement à ce déplacement qualifié à plusieurs reprises de "victoire historique" et les annonces triomphalistes laissent place à Bangui à un état d’esprit frondeur des centrafricains à l’égard de la France.
Bokassa et sa délégation à Moscou avec Nicolai Podgorny président du praesidium du Soviet suprême et Andrei Gromyko ministre des affaires étrangères de l'URSS
Cependant, malgré les annonces, l’assistance soviétique tarde à se concrétiser et à Bangui on ne voit toujours pas arriver les machines agricoles promises quelques mois plus tôt pour la culture du coton. Au-delà du communiqué lu à radio Bangui soulignant qu’un accord a été signé, Moscou ne semble pas s’engager sur les grands projets escomptés par les autorités centrafricaines qui se limitent à l’augmentation relative du nombre de bourses et la réalisation d’un centre de la mère et de l’enfant. L’influence de la France en RCA est toujours très forte, notamment via son ambassade, le directeur de la puissante chambre de commerce de Bangui ou encore celle de Maurice Espinasse, le conseiller juridique de Bokassa. Finalement, cette parenthèse socialiste se referme après la mort du général De Gaulle en en novembre 1970.
Bokassa qui est le premier chef d’Etat à se rendre à Paris refuse alors que Kombot-Naguémon ne l’accompagne. Le chagrin que le chef d’Etat centrafricain affiche lors de ces obsèques est largement relayé par la presse internationale. Bokassa rencontre à cette occasion de cette visite en France le Président Pompidou, Jacques Foccart et le Secrétaire aux Affaires étrangères Yvon Bourges auprès desquels "il s’explique" sur les évènements des derniers mois. Foccart et Bourges acceptent de se rendre à Bangui pour participer aux cérémonies du 1er Décembre commémorant le 12e anniversaire de la RCA.
C’est ainsi que le 23 novembre 1970, le général Bokassa prend la parole devant le MESAN pour indiquer de nouvelles orientations pour le pays fustigeant les amis qui "font une grosse scène de silence" alors qu’ils avaient pourtant "couru pour nouer des relations avec nous." "L’idéologie politique étrangère n’est pas la forme de l’aide que nous sollicitons" indique-t-il soulignant que "c’est une arme secrète qui divise les nationaux et cause l’anéantissement d’une nation."
Le 26 novembre 1970, un remaniement ministériel consacre l’éviction du ministre Kombot-Naguémon recasé à la présidence de la Cour Suprême et remplacé par Maurice Gouandjia, dont la modération était appréciée par Paris… Les relations avec l’union soviétique perdurent mais restent limitées jusqu’à la fin du règne de Bokassa, par l’intermédiaire des ambassadeurs soviétiques à Bangui Evgueny Melnikov, nommé en 1972 et Alexey Naumov, nommé en 1978.
Peu après son retour au pouvoir, le président Dacko rompt complètement les relations diplomatiques avec l’URSS le 22 janvier 1980 par un communiqué officiel déplorant "les agissements et les menées subversives de certaines puissances hégémonistes" et "les agitations perpétrées par des agents de certaines ambassades qui, non contents de distribuer de l’argent ou des tracts pour pousser le peuple centrafricain à la révolte, mettaient tout en œuvre pour transformer la RCA en théâtre de guerre fratricide." . Tous les ressortissants soviétiques sont alors sommés de quitter la RCA dans les 48 heures et les accords de coopération sont dénoncés. Les intérêts de l’URSS à Bangui sont alors officieusement confiés à l’ambassade de Roumanie.
Il faut attendre le 17 mars 1988 pour que le président Kolingba ne rétablisse les relations diplomatiques avec l’URSS après environ un an de négociations menées en partie à Bruxelles par Cyriaque Samba-Panza, qui connait l’URSS pour y avoir suivi des études supérieures. La RCA attend alors une relance de la coopération dans les domaines de la santé et de l’enseignement, secteurs dans lesquels on comptait sous Bokassa environ 130 assistants techniques soviétiques. Ces relations diplomatiques se matérialisèrent par l’affectation en 1990 de Yuri Balabanov qui a occupé le poste d’ambassadeur d’URSS à Bangui jusqu’en 1991. L’URSS eut alors de plus en plus de mal à supporter le cout militaire et économique de sa politique africaine qui s’élevait à plusieurs milliards de dollars par an. Dans un contexte de fin guerre froide, Moscou fit un arbitrage coûts / avantages et en quelques mois la politique africaine de l’Union soviétique considérée comme secondaire fut abandonnée. Après la dissolution de l’URSS, ce mouvement de repli fut finalement acté par la fermeture de son ambassade à Bangui.
Composition du gouvernement en juin 1970
Thierry Simbi
Le 7 mai 2021