Reims : cérémonie d'inauguration du monument aux héros de l'armée noire
Excellence Monsieur le Président Emmanuel Macron,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Monsieur le Maire de Reims
Distingués hôtes,
En vos grades et qualités, tous protocoles observés, je commencerai, si vous le permettez, par exprimer la gratitude du Peuple Malien, de tout le Peuple Malien, pour l’honneur que vous nous faites, en associant mon pays à cette commémoration, déjà empreinte de l’indélébile marque de l’Histoire.
Merci à la France et à son Peuple, pour ce sens si aigu de l’Histoire ! Un merci sincère et profond à vous, Monsieur le président, pour l’élégance et la tranquille sérénité avec laquelle vous incarnez et assumez cette Histoire. Un merci sincère, profond et tout simplement chaleureux à la population de cette grande et belle ville de Reims, solidement construite, qui porte si fièrement le sceau de l’Histoire, de la Grande Histoire.
La considération, la délicate attention et toute cette sollicitude dont ma délégation et moi-même sommes entourés, depuis nos premiers pas dans cette cité radieuse, nous va droit au cœur. Et si vous voulez une confidence, sachez que nous ne sommes pas surpris par tant de marques d’attention, car cette ville a toujours su rester à la hauteur de sa grande histoire.
Cité des sacres, cité des rois, Reims, lieu de brassage et carrefour de tant de marqueurs de l’histoire de l’humanité, porte l’empreinte de bien grandes civilisations. Dans cette ville, déjà capitale de Rome, au deuxième siècle avant notre ère, l’on innova dans l’enseignement du Dessin, des Mathématiques, de l’Anatomie, de la Chimie, et je pourrais poursuivre l’interminable liste. IBK@
Je n’oublie pas qu’au nom de cette ville d’engagement sont étroitement associés de très célèbres noms, qui sont autant de symboles : Pilâtre de Rosier, Brissot, Couthon, Danton, Pétion, Prieur de la Marne, Saint-Just…
Dans une dimension différente, peut-être un peu moins prestigieuse, pour vous, mais combien importante pour mon pays et pour le Peuple Malien, l’Université de Reims Champagne-Ardennes, creuset formateur d’une élite de qualité de par la France, de par le monde.
Nombre de cadres, parmi les meilleurs de mon pays, y ont été formés et, pour faire simple, je vous dirai que deux des anciens Premiers ministres du Mali sont sortis de cette Université.
J’apporte donc, à vous tous, ici, le salut fraternel du peuple du Mali, honoré que vous l’ayez choisi, à travers ma modeste personne, pour prendre part à cette cérémonie de portée historique, chargée de tant de symboles.
Je vous apporte également le salut chaleureux d’autres peuples frères d’Afrique, de nombreux autres pays de notre continent, et de leurs enfants, nés dans la savane ou dans les forêts d’Afrique, venus mourir ici, dans le froid, verser leur sang sur la neige toute blanche de vos contrées, au nom des grands idéaux qui fondent la civilisation de l’universel.
L’excellent poète de la Négritude et ancien président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, lui-même fait prisonnier de guerre, sur ces terres, a commis, dans « Poème Liminaire », ces quelques vers que je ne puis m’empêcher de partager avec vous, en ce jour solennel.
Ecoutez donc !
"Vous, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter, si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux, non !
Je ne laisserai pas les louanges de mépris vous enterrer furtivement".
"Aux ministres, comme aux généraux, point de parole", écrivait Senghor.
Qu’il me pardonne donc de la prendre, cette parole, moi, le politique - et d’ailleurs, n’ai-je pas le privilège d’être petit-fils d’un poilu ? Je revendique donc la parole pour évoquer, invoquer les soldats de l’ex-Soudan (français), l’actuel Mali. Je la revendique pour parler de toute la Force Noire venue des territoires qui correspondent aujourd’hui au Sénégal, au Tchad, à la Guinée, à la Côte d’Ivoire, au Burkina-Faso, au Congo, au Cameroun, à la Centrafrique, au Gabon, à Madagascar, aux Comores, au Niger, au Togo, au Bénin, à l’Algérie, au Maroc, à la Tunisie.
Selon les chiffres les moins contestés, près de 200 000 combattants africains ont accouru à la rescousse, pendant la Première guerre mondiale. Ils se sont battus pour l’Empire. Par monts et par vaux, ils se sont battus, de jour et de nuit, et plus souvent de nuit que de jour, ils se sont battus, pour la France !
Je revendique la parole, pour rendre hommage à tous ceux qui furent du combat pour la dignité, la liberté, la justice : poilus ou tirailleurs, "Christ de douleur", comme ils furent à juste titre qualifiés, ou héros anonymes, ils ont saigné pour la paix du monde, ils sont tombés, afin que d’autres puissent avoir le droit, légitime, et la possibilité non entravée, de fêter Noël.
Excellence Monsieur le Président Macron, Mesdames et Messieurs,
Reims du Palais de Tau, du Cryptoportique, de Notre-Dame, de la Foire de Troyes, de Charles Martel et de Charlemagne est aussi Reims des " Quatre Portes Monumentales", dont celle de Mars, a élevé le souvenir au rang de culte. Le souvenir, justement, est toute la raison de la présence du Mali ici, et cette présence ne doit rien au hasard. Le Mali est ici pour son passé et pour son présent.
C’est l’histoire connue d’un pays solidaire du monde et dont les enfants sont tombés sur tant de fronts. C’est aussi l’histoire, connue, d’un pays dont une des langues, le Bamanan, servit, pour communiquer avec les soldats africains engagés dans les deux guerres mondiales.
Pour ce qui est du présent, nul ne l’ignore, le Mali est une nation de synthèse et de tolérance, injustement agressée, en 2012, et qui n’en finit pas de se défendre, aujourd’hui encore. Avec ses moyens, par ses efforts propres, mais aussi avec l’apport et le soutien, inestimables, d’autres nations. Contre la tragédie de l’obscurantisme et de l’hérésie, l’on n’est jamais trop pour défendre un territoire de l’immensité de Notre Mali.
Et comme il a raison, l’écrivain Jean-Paul Mari, d’écrire, à ce sujet, ce qui suit :
"Nous faisons face, aujourd’hui, à une guerre d’Antéchrist, une guerre d’Avant le Prophète, une guerre menée au nom de l’obscur, où la mort n’est pas un accident, une fatalité de la bataille comme celle de ceux de la Force Noire, ce n’est même pas un sacrifice suprême, mais bel et bien le but ultime".
Le Mali est donc fier d’être ici avec vous, pour continuer le combat contre l’amnésie et la banalisation. Pour sceller la fraternité entre les hommes, exalter le jumelage des peuples.
Achevé en 1924, avant d’être détruit en 1940 par la Wehrmacht, le monument de Reims qui nous rassemble en cet instant précis est justement dédié à la Force Noire. Il a un frère jumeau, peut-être mieux : un frère spirituel, au cœur de la ville de Bamako.
A Reims le socle de la statue fût taillé dans un granit massif transporté depuis le Mali, alors appelé Soudan Français.
A Bamako, la réplique de cet ouvrage a été ciselée dans du bronze noir.
Nous devons les deux monuments, celui de Bamako comme celui de Reims, au même homme : Paul Moreau-Vauthier, soldat de la Première Guerre Mondiale, survivant de Verdun et sculpteur d’exception.
Le message que nous laisse Moreau-Vauthier est d’une limpidité qui tient en trois mots simples : solidarité, discipline et loyauté.
Sa représentation d’un chef blanc à la tête de combattants noirs n’avait rien de suprématiste, non ! Oubliez donc cette diversion !
Cette représentation était, au contraire, un hymne à l’unité.
Pour l’image, le soldat-sculpteur a voulu signifier qu’au front, où l’ennemi était en face, identifiable et traçable, et où il s’agissait de tuer ou de mourir, ceux du même camp n’avaient d’autre salut que de s’accepter l’un, l’autre, de s’aimer l’un et l’autre, de s’aider l’un, l’autre, de braver la mort l’un, pour que l’autre survive, quand la survie n’était pas possible pour tous deux.
Un tel esprit de sacrifice devait alors forcément prendre ses distances d’avec la condescendance, le mépris, ou la mésestimation. Il demandait de nouveaux éléments de langage en lieux et places des clichés réducteurs, tels que "soldat inconnu","tirailleur sénégalais", etc.
Nous préférons tous ici, et à juste raison, le terme de Forces Noires, à la suite du Général Mangin, et d’historiographes soucieux de justice et de meilleure humanisation.
Parce que le tirailleur n’était pas un inconnu chez lui : il était connu et aimé des siens, il était père de famille ou bras valide au sein d’une fratrie qui ne savait vivre qu’à la sueur de son front ; il était d’un pays, et pas d’un paysage, d’un peuple et pas d’une peuplade, pour paraphraser le grand Aimé Césaire. Il vivait en paix et voulait la paix pour tous. Recruté par réquisition plutôt que par conscription, il n’avait rien de commun avec le tireur maladroit que la légende sectaire de l’après-guerre a tenté de dépeindre.
Les batailles épiques de Fort-Douaumont, de Verdun, des Dardanelles et, plus tard, de Bir-Hakeim, de Provence en sont la bonne preuve. Et des bataillons entiers ont été décorés de la Croix de guerre, en se distinguant sur les champs de bataille, en luttant jusqu’au dernier souffle et, parfois, en perdant au cours d’une seule bataille plus du millier d’hommes…
Ce sont ces héros que Paul Moreau-Vauthier a honorés ! A Reims comme à Bamako !
Puisque nous sommes, ici, loin de Bamako, je peux me permettre une confidence que je vous supplie de ne pas répéter à Bamako. Et, d’ailleurs, personne ne vous croirait : Sachez que pour nombre de mes compatriotes, le monument de Moreau-Vauthier a été érigé à la gloire… des combattants de Samory Touré, farouche résistant, souvent dépeint pas les administrateurs français comme un roi ubuesque, mais que l’éminent historien Yves Person a heureusement rétabli dans sa dimension de véritable chef visionnaire et héroïque.
Il n’empêche. Cette fausse représentation rend le monument de Moreau-Vauthier d’autant plus sympathique et populaire. Qui s’en plaindrait ? De l’incontournable importance du sens ! Comme en conviendraient volontiers les chercheurs du Centre Interdisciplinaire de Recherche sur les Langues et la Pensée -CIRLEP- de Reims.
Monsieur le Président Macron, Mesdames et Messieurs,
Nous avons, de notre Histoire commune, une autre dimension, pour ce qui concerne mon pays, en cette année 2018. Lorsque le Mali a été agressé, en 2012, et qu’il a été rapidement annexé, aux deux–tiers, par des forces djihadistes, c’est la France qui, la première, s’est portée à son secours, entraînant dans son sillage, de nombreuses autres nations.
Le 11 janvier 2013, les autorités politiques françaises, sans perdre de temps, ont lancé, au Mali, l’Opération Serval, aujourd’hui remplacée par l’Opération Barkhane. Encore une fois, nous voudrions saluer, ici, le courage et l’exceptionnelle rapidité dont le Président François Hollande fît montre. La promptitude de sa réponse à l’appel au secours du président Dioncounda Traoré épargna alors à notre nation et à notre peuple une tragédie que nous n’osons toujours pas imaginer, aujourd’hui.
Il reste que, ce 11 janvier 2013, à Konna, un authentique héros de l’armée française sera la première victime étrangère de la guerre de libération du Mali. Il s’agit du Lieutenant Damien Boiteux, pilote d’hélicoptère, membre des Forces spéciales françaises, plusieurs fois décoré après des missions en Yougoslavie, en Côte d’Ivoire, en Mauritanie, au Burkina Faso.
Dans l’hélicoptère Gazelle qu’il pilotait bas, il sera atteint par des tirs d’éléments terroristes et rendra l’âme sur le sol du Mali, le 11 janvier. A travers mon Pays, des rues et monuments portent son nom, qui inspire, au Mali et aux Maliens, respect et gratitude.
Damien Boiteux est le premier élément de l’armée française tombé au Mali. Il ne sera, malheureusement, pas le seul. Depuis 22 autres soldats français sont, hélas, tombés pour mon Pays. Et les forces françaises continuent de se battre au Mali, dans le Sahel, épaulant les Forces armées maliennes et les forces onusiennes. Ils continuent, ainsi, d’écrire l’histoire de la relation franco-malienne, et franco-africaine, puisque l’action militaire française vient aussi en aide à plusieurs autres Etats de la sous-région.
Par ses soldats tombés et par ceux qui sont encore sur le sol sahélien livrés aux intempéries et aux balles de l’intolérance, nous avons conscience que c’est un nouveau contrat que la France nous propose.
Nous l’acceptons bien volontiers. Nous en avons d’autant plus conscience que c’est au-devant de ces soldats français, investis d’une nouvelle et ardente mission de solidarité, que vous-même avez choisi de vous porter, moins d’une semaine après votre investiture. Voilà pourquoi ce fût, pour nous, à la fois un honneur et un devoir de vous accueillir à Gao.
Au-delà des discours convenus, nous avons compris et sentis à quel point vous désirez impulser aux relations entre la France et l’Afrique, une dynamique nouvelle, empreinte de franchise et de sincérité.
Oui, vous nous avez aidé à porter à une hauteur jamais atteinte auparavant, la pertinence de notre projet de G5 Sahel. Et depuis, à New York et à Bruxelles, nous avons eu un accompagnement toujours plus engagé de votre part. Merci Monsieur le président Macron, d’être si naturellement à la hauteur de notre histoire commune, de l’Histoire, tout court.
Le temps semble propice pour des changements significatifs et positifs dans les relations que votre pays entretient non seulement avec le mien, mais avec l’ensemble des Etats qui étaient, jadis, des anciennes colonies ou pays sous tutelle française.
A l’heure des populismes, des égoïsmes, des nationalismes étriqués, la France, au Sahel, donne une leçon d’humanisme et de solidarité qui nous invite à rasseoir les bases fragilisées du multilatéralisme.
La France signifie qu’elle a compris que la menace qui guette le Mali, la région sahélienne et la région ouest-africaine en général, est une menace globale. Car, procédant par petites touches, réduisant les plus vulnérables, l’ennemi sans visage vise, et c’est son objectif ultime, à détruire ce qu’il est convenu d’appeler la "civilisation démocratique".
Au-delà de la bataille de la fraternité réinventée, il faudra dans notre nouvelle mission historique, l’Afrique avec la France, l’Afrique avec tous ses partenaires stratégiques, mettre la question du climat au cœur de nos agendas. Parce que la vie est en danger. Parce que la postérité n’est plus évidente. Et l’Afrique est en train de devenir la principale victime collatérale du changement climatique, donc de l’égoïsme de quelques-uns, retranchés derrière leurs murs.
Autre défi urgent : nous devons admettre qu’une autre doctrine du partage est possible. C’est aussi la condition, pour que nos enfants cessent d’aller littéralement offrir leurs vies aux profondeurs de la Méditerranée, comme si ce risque était le moindre, face à l’absence de perspectives chez soi.
Aucun peuple ne peut vouloir délibérément une telle fin pour ses enfants, et vous ne pouvez imaginer à quel point ce drame permanent nous fend le cœur.
Nous sommes conscients de toutes les menaces qui pèsent sur la jeunesse d’Afrique. Mais nous savons également les potentialités qui existent, et nous continuerons de les démultiplier pour les offrir, parce que cette jeunesse devrait être, pour nos pays, un atout et rien d’autre. Un atout pour l’Afrique, un atout pour le monde !
Nous sommes donc, à cet égard, fortement preneurs du dialogue intercontinental accéléré sur les migrations, et ouverts à toutes les propositions qui peuvent permettre au Mali, à l’Afrique et au monde d’être dans un partenariat bénéfique à tous, sur cette question, comme sur tant d’autres.
La nouvelle Force noire doit être engagée et s’engager dans la bataille du développement. La pauvreté des uns n’est pas une fatalité pas plus que l’opulence des autres ne doit les pousser à se fermer hermétiquement à tous. Car, entre les hommes, ce qu’il y a de durable, c’est la fraternité. Et c’est cela l’esprit de Reims, qui nous parle en cet instant précis.
Vive la France, vive le Mali, vive l’Afrique
Ibrahim Boubacar Keita - président de la République du Mali
Reims
Le 6 novembre 2018